L’échange

de Paul CLAUDEL



THEATRE VARIA

LES GEMEAUX SCEAUX

1990


Interprétation Sylvie Debrun (Marthe), Janine Godinas (Lechy Elbernon), Christian Maillet ou Gil Lagay (Thomas Pollock Nageoire), Laurent Manzoni (Louis Laine)

Dramaturgie Jean-Marie Piemme

Décor Didier Payen

Costumes  Nicole Moris

Assistanat à la mise en scène  Pol Mareschal

Lumières et mise en scène 

Philippe Sireuil

Production

THÉÂTRE VARIA - LES GÉMEAUX SCEAUX,

avec la participation du Conseil régional d’Ile-de-France 

et du Jeune Théâtre National.







 
 

Une tragédie de chambre

Comment est né le désir de monter L'échange ?

C'est la première fois que j'aborde Claudel et cette écriture chargée d'un profond lyrisme, mais L'échange est un vieux projet. J'avais envisagé, voici dix ans, de monter la pièce avec, déjà, Janine Godinas dans le rôle de Lechy Elbernon ; retrouver aujourd'hui cette actrice dans cette aventure me procure un immense plaisir ... c'est aussi l'envie de retravailler avec elle qui a guidé mon choix pour ce premier pas dans l'univers claudélien.

Ce qui m'intéresse avant tout dans L'échange, c'est la notion de transaction qui charpente la pièce. J'ai déjà abordé cette thématique en montant Dans la jungle des villes, de Brecht, qui par ailleurs était un fervent admirateur de Claudel. Les deux pièces ont une vingtaine d'années d'écart, et présentent des similitudes pour le moins frappantes, dans la définition des couples Thomas Pollock Nageoire/Louis Laine et Shlink/ Garga ... Brecht a lu L'échange, et s'en est inspiré. Mais beaucoup d'autres influences se croisent dans L'échange : Pollock et Lechy évoquent inévitablement Valmont et Merteuil des Liaisons dangereuses, et en filigrane la pièce n'est pas sans nous rappeller La double inconstance de Marivaux. Ainsi, l'univers thématique général de L'échange, à la fois multiple et crucial, fonde ma motivation à monter ce spectacle. En outre, la qualité structurelle de cette oeuvre est absolument remarquable : je connais peu de pièces à quatre personnages qui soient à ce point compactes, drues, denses, puissantes. Il y a enfin cette écriture magnifique, la constante revendication pulsionnelle d'une langue qui dévie et déborde de ses mots. Même si nous montons la seconde version, il n'en reste pas moins que L'échange est une oeuvre de jeunesse, qui ressemble à un roman d'apprentissage et où se marquent déjà avec une extraordinaire âpreté les questions et les contradictions qui ne cesseront de traverser le destin de Claudel.

J'aborde Claudel dans un temps relativement court après Musset (Les caprices de Marianne) et Strindberg (La danse de mort), ce qui reflète mon intérêt pour un répertoire relativement proche de notre époque, qui puisse encore s'inscrire dans notre mentalité et dans notre sensibilité. Ma démarche vise à prendre ces textes "à bras le corps", à les extraire du carcan culturel qui les sertit, qui en enferme parfois la perception, qui en empêche souvent la fréquentation.

Comment s'est construit le travail de mise en scène ?

L'échange est une tragédie, d'ailleurs la première version est écrite au moment où Claudel traduit l'Agamemnon d'Eschyle, et les trois unités - de temps, de lieu et d'action - y sont rigoureusement respectées. Mais c'est aussi une pièce symboliste, et c'est enfin un drame bourgeois. Ces trois niveaux se superposent sans s'exclure, surtout dans la deuxième version où l'apparente banalisation du langage renforce le versant “drame bourgeois” moins perceptible dans la première mouture. L'option de la mise en scène est d'adopter ces trois définitions, toutes trois exactes, et d'arriver à les entremêler dans le spectacle.

Dans une lettre adressée à Copeau, Claudel définit deux façons de monter la pièce : ou la jouer “feutré”, ou la jouer “criard”, et lui-même milite pour la seconde. Pour ma part, j'opte pour la première puisque je considère la pièce comme une “tragédie de chambre”. Ici, la comparaison musicale s'impose ... une musique de chambre peut être poignante, déchirante, pleine d'une émotion à la fois puissante et nuancée, mais elle ne dispose jamais que de quatre ou cinq instruments ; on ne peut donc pas l'exécuter comme s'il s'agissait d'un morceau pour orchestre symphonique.

Pour interpréter la partition théâtrale de L'échange, nous cherchons un type de j eu qui renonce à l'expressivité immédiate de la langue et s'efforce d'atteindre cette émotion via un processus d'intériorisation.

La scénographie conçue par Didier Payen soutient cette hypothèse de travail : nous ne sommes pas au coeur de la nature et du cosmos, sur cette plage du littoral Est des Etats-Unis où se rejoignent la terre, le ciel et la mer, mais dans un lieu à la fois clos et ouvert sur l'océan, une chambre couleur sable bordée par de l'écume peinte. Il n'est cependant pas question d'appliquer à la pièce un traitement naturaliste qui ne permettrait pas d'en faire entendre la langue, mais simplement de définir la base sur laquelle se construit la mise en scène. Situer l'endroit où ça se passe permet d'asseoir la représentation, de concrétiser le jeu. Je me méfie d'une sorte de "lyrisme obligé" par rapport à l'écriture claudélienne, suffisamment puissante pour se passer de tout traitement particulier et pour qu'on puisse en rendre compte sans affectation et sans systématisme. J'espère en faire un spectacle plus proche du drame bourgeois que de la tragédie, qui n'érige pas les quatre protagonistes en héros, en personnalités exceptionnelles, en silhouettes allégoriques, en figures emblématiques, mais qui les donne à voir comme des êtres quotidiens.

En musique, tout exécutant est également interprète... une pièce comme L'échange peut être exécutée ou interprétée ; pour ma part je m'attache surtout à l'exécuter, je me garde bien de l'interpréter dans la mesure où l'intrigue me semble relativement claire. La démarche du metteur en scène ne porte donc pas sur la lecture mais sur les conditions de représentation de la fable, et son art s'exerce dans la façon de raconter les destins des quatre personnages, de proposer des scènes différentes des images attendues que nous a léguées la tradition théâtrale, de partir, armé de naïveté, à la découverte de ce texte, de chercher à investir cette écriture avec notre sensibilité actuelle et sans la contrainte des références, de faire parler la langue.

Je ne souhaite pas, par exemple, faire de Lechy une demi-mondaine hystérique, porteuse de mort, chargée de sortilèges et de maléfices, telle qu'on la dépeint habituellement; le jeu, je l'espère, nous permettra de rendre compte autrement de ses désirs, de ses impasses, de sa perdition, de sa folie.

Il s'agit d'une écriture dense et pleine, fondée sur la saturation, mais qui jamais ne se complaît avec elle-même. Le lyrisme extrême de la langue peut exercer un effet proche de l'envoûtement, et le danger, quand on travaille ce texte, est de se laisser porter par le flux des mots sans chercher à saisir la pulsion qui les sous-tend, ni à habiter le personnage qui les dit.

On peut prendre parti pour ou contre la vision claudélienne du monde, mais la pièce échappe à toute interprétation univoque et forcément réductrice; même si L'échange se termine sur une sorte de "moralité", à savoir l'alliance de la force spirituelle (Marthe) et de la force matérielle (Thomas Pollock), le texte fait entendre d'autres résonnances.

Ce qui intéresse le metteur en scène de L'échange, est-ce la mécanique des rapports (comme pour Strindberg) ou la destinée des individus?

Si Strindberg s'attache surtout à décrire des comportements, Claudel dessine des emblèmes. Les protagonistes claudéliens sont avant tout des faits de langue, et tout le travail consiste à retrouver derrière la parole l'individu qui l'énonce; ce n'est que par ce biais que l'on peut réécouter aujourd'hui ce langage lyrique et complexe. Toute écriture théâtrale implique d'abord qu'on la découvre, puis sans chercher à la recouvrir, qu'on la fasse résonner, fonctionner dans le corps des acteurs et plus tard dans l'émotion des spectateurs.

L'échange n'est pas une mécanique, c'est un quatuor, qui obéit à des règles de composition; mais ce qui frappe avant tout chez Claudel et lui confère une place singulière dans la littérature dramatique, c'est la splendeur de la langue, et il s'agit donc de donner chair et sang aux personnages en les hissant à la hauteur de la beauté, de la fougue, de la densité de leur discours. Aussitôt ce premier mouvement opéré, une fois le langage habité, il importe dans un deuxième temps de banaliser ces figures et d'en faire des êtres vivants, concrets, charnels ... de toute manière, le lyrisme de leurs paroles les protègera du naturalisme psychologique.

Pourquoi avoir choisi la deuxième version ?

Dans la première version, Marthe est complètement enfouie sous la croyance claudélienne, c'est un personnage plaintif et “geignard”, et je me suis senti incapable de représenter cette figure-là. C'est d'ailleurs surtout à cause d'elle que Claudel décide d'écrire une deuxième version, nettement moins idéaliste que la première, où Marthe apparaît plus forte et Thomas Pollock plus dur.

Dans la seconde version, la langue est certes plus vulgaire, plus abrupte, plus quotidienne, le "fatras poétique" est atténué, mais elle n'en est pas moins forte. Cette version, écrite en 1951 dans une grande connivence avec Jean-Louis Barrault à l'occasion de sa mise en scène au Théâtre Marigny, ne propose pas une autre pièce mais un aménagement de la première lié à la pratique du plateau que Claudel a connue entre-temps.

La seconde version me semble donc mieux construite, mieux ventilée, et le personnage de Marthe y est plus consistant ... Ce qui m'intéresse en elle, ce n'est pas sa foi mais sa conviction, et je voudrais en faire un caractère habité d'une croyance inébranlable et qui aujourd'hui ne m'apparaisse pas comme risible.


propos recueillis et écrits par Nadine Eghels

 
  1. photos de Didier Payen et de Danielle Pierre ©

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