Après “J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne” que vous aviez créé à Charleroi, au Théâtre de l'Ancre au cours de la saison 1997/1998, qu'est-ce qui vous a incité à revenir à Jean-Luc Lagarce ?
PhS : On ne peut pas faire le tour d'un écrivain en ne montant qu'une seule de ses pièces, alors on y revient. Ces retours successifs sont une constante chez moi: Tchekhov, Claudel, Piemme, aujourd'hui Lagarce. Quand l'univers et la langue d'un écrivain me requièrent, je le fréquente plusieurs fois. Ce qui m'intéresse chez Lagarce, c'est qu'il n'est pas seulement auteur, mais aussi metteur en scène, acteur et chef de troupe puisqu'il a dirigé pendant de nombreuses années le Théâtre de la Roulotte à Besançon. Il est donc de plusieurs manières au cœur de la problématique de la représentation théâtrale et cela se ressent dans son écriture: c'est sa première singularité. La seconde - et elle me touche particulièrement -, c'est son élégance, sa simplicité, sa précision et le rapport très fécond qu'il entretient avec la nostalgie et le comique. Je me sens à l'aise dans cet univers à deux facettes et il est très présent dans Nous, les héros.
Pourquoi, parmi les autres pièces de Jean-Luc Lagarce, avoir choisi “Nous, les héros” ?
PhS : Dans la production littéraire de Lagarce, comme chez tout auteur, il existe plusieurs étapes. Je suis plus attaché pour ma part à la dernière période de son travail qu'à ses débuts. J'y perçois une plus grande maturité tant dans la langue que dans les procédés narratifs. Le fait peut-être de se savoir condamné par la maladie, (puisqu'il a malheureusement été emporté par le sida), modifie, je pense, fortement sa façon d'écrire. Elle et lui deviennent les sujets de ses pièces, toujours avec le souci de la fiction, de la pudeur, et sans jamais tomber dans un narcissisme glauque. Son écriture respire toujours la vitalité, l'humour, la lucidité, et j'y reviens, l'élégance. Nous, les héros se situe, semble-t-il juste avant que ne débute cette seconde période. La pièce ne parle pas de la maladie, de la mort, ou en tout cas pas de cette mort-là. Elle raconte l'après représentation d'une troupe d'acteurs, de saltimbanques en tournée au cœur d'une Europe centrale quelque peu mythologique (cette localisation de l'action en Europe centrale n'est pas anodine: cette région est pour une grande part le berceau de la littérature européenne, et elle occupe, chez Lagarce, une place de choix). Nous, les héros est une peinture à la fois drolatique et quelque peu nostalgique d'une troupe de théâtre au sortir d'une représentation qui semble ne pas avoir bien marché, tout comme semble-t-il, la plupart des spectacles que la troupe donne désormais: un théâtre pauvre où les comédiens transportent décors et costumes dans leurs bagages, à bout de force, perdus au cœur de cette Europe centrale, juste avant que n'éclate la guerre. La pièce les prend au moment où ils vont fêter les fiançailles de deux d'entre eux. Joséphine (Nade Dieu), la fille de la directrice de la compagnie (Janine Godinas) va épouser Raban (Alexandre Trocki), le jeune premier de la troupe. Ces fiançailles ne sont pas à proprement parler des fiançailles d'amour, elles semblent plutôt destinées à assurer la survie de l'entreprise familiale. La pièce raconte les chassés-croisés idéologiques, artistiques et sentimentaux de ces artistes en bout de course dans un enchevêtrement subtil de petites histoires banales, sottes, drôles, tragiques, bêtes et méchantes qui tantôt les réunissent, tantôt les désunissent. La pièce a une unité de temps (de la fin de la représentation jusqu'à l'aube), une unité de lieu (l'arrière scène d'un théâtre ou plus probablement d'une salle des fêtes au plafond écaillé) et une unité d'action puisque tout se concentre autour des préparatifs de ces fiançailles, du dîner et de l'après-dîner, avec le départ - et pour l'un d'entre eux, le départ définitif - de la troupe vers l'hôtel. Au travers de cette peinture tantôt drolatique tantôt triste, toujours extraordinairement pleine de vitalité, j'insiste sur cette caractéristique de l'écriture de Lagarce - son refus du morbide et du pathétique -, il me semble qu'on peut lire la pièce comme un hommage aux rêves et aux folies des gens de théâtre, à leur fragilité, à l'utopie qui les anime et à leur sottise aussi. Il ne s'agit cependant pas seulement d'une énième pièce qui prendrait le théâtre pour sujet. La pièce ne me paraît pas tournée vers le théâtre de façon narcissique: un peu comme La mouette qui parle du théâtre mais aussi de bien d'autres choses. La pièce est riche parce qu'elle s'ouvre aussi à d'autres mondes que celui du théâtre. Elle met en scène des artistes, mais aussi des êtres humains avec toutes leurs richesses et leurs bassesses: des égarés, des exilés, des êtres à bout de souffle et qui le savent, mais qui sont encore capables avec le peu de moyens dont ils disposent, de fabriquer du rêve et de la poésie, fut-elle de deux sous.
Nous, les héros : il faut entendre ce titre avec humour. Avec mélancolie et avec humour. Jean-Luc Lagarce, dès le titre, nous invite à poser un regard narquois et attendri sur ses personnages. Car de quels héros s'agit-il ? De ces grands efflanqués qui se battent, à l'instar de Don Quichotte, contre les moulins à vent de la vie et de l'art, et qui le font avec leurs armes, c'est à dire avec maladresse, beauté, emphase, douleur et inconscience. La pièce est une sorte d'épopée épique et intimiste à la fois. Elle est "juste", au sens où l'on sent qu'elle a été écrite par quelqu'un qui connaît les acteurs, leurs maniaqueries, leurs défauts, leurs tics, leurs utopies, leurs rêves, leurs impasses, leurs fragilités, leur bêtise. C'est de cet univers-là dont nous allons devoir rendre compte…
La pièce est complexe dans sa structure. Elle alterne des scènes de groupe et des scènes intimistes, des scènes franchement drôles et des scènes plus douloureuses, à certains moments centrée sur le théâtre - sur ce qu'il en reste -, elle s'échappe à d'autres vers des contrées plus existentielles. La politique la traverse, puisque la guerre la traverse. Quand on sait que Lagarce emprunte beaucoup à Kafka, on peut penser que le théâtre dont il est question dans la pièce est celui d'une troupe d'acteurs juifs, ou en tout cas qu'il y a des acteurs juifs parmi cette troupe, que l'annonce imminente de la guerre dont on parle en filigrane, est celle des tranchées; mais en même temps, comme rien n'est clairement indiqué, on peut penser aussi la pièce comme un hommage à ce théâtre-là, à ce théâtre juif qui va disparaître dans les rets du nazisme. On peut lire certaines scènes à travers ce prisme-là. Ce n'est pas mon souci premier et même si avec Greta Goiris qui réalise les costumes du spectacle, nous avons fait le choix d'une période précise (celle des photographies d'August Sander), notre souhait n'est pas de peindre les aléas de l'Europe centrale des années noires, ni ceux du théâtre aujourd'hui, même si on peut lire la pièce comme une défense et illustration du théâtre en tant qu'art archaïque, un peu sot, un peu bête, qui nous fait basculer dans l'imaginaire avec deux bouts de ficelle, une planche et un chapeau.
Pour en revenir à ce fond de guerre larvée, n'y a-t-il pas là quelque chose qui accentue la solitude de ces personnages ? Ils sont en groupe, mais ils apparaissent aussi comme étant terriblement seuls.
PhS : Oui, effectivement. Je dirais même qu'ils sont perdus, paumés, esseulés. Ils sont ensemble parce qu'ils ne savent même plus où aller. Karl, le fils (David Quertigniez) porte ça plus que tout autre, ce refus de quitter l'enfance, cette impossibilité à formaliser sa révolte, à organiser son destin. Ils sont tous, à l'exception peut-être de la mère, dans l'incapacité d'organiser leur propre destinée.