THEATRE VARIA

2000

Interprétation Valérie Bauchau (Madame Tchissik),  Léa Capraro (Eduardova, la fille cadette), Anne Chappuis (Mademoiselle l’Intendante), Marcel Delval (Le grand-père), Patrick Descamps (Max), Nade Dieu (Joséphine, la fille ainée), Janine Godinas (La mère), Philippe Jeusette (Monsieur Tchissik), David Quertigniez (Le fils Karl), Alexandre Trocki (Raban).

Décor Vincent Lemaire

Costumes  Greta Goïris

Maquillages  Françoise Joset

Lumières et mise en scène  Philippe Sireuil

Production

THÉÂTRE VARIA











 

Nous,les héros

de Jean-Luc LAGARCE

 

Après “J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne” que vous aviez créé à Charleroi, au Théâtre de l'Ancre au cours de la saison 1997/1998, qu'est-ce qui vous a incité à revenir à Jean-Luc Lagarce ?

     PhS : On ne peut pas faire le tour d'un écrivain en ne montant qu'une seule de ses pièces, alors on y revient. Ces retours successifs sont une constante chez moi: Tchekhov, Claudel, Piemme, aujourd'hui Lagarce. Quand l'univers et la langue d'un écrivain me requièrent, je le fréquente plusieurs fois. Ce qui m'intéresse chez Lagarce, c'est qu'il n'est pas seulement auteur, mais aussi metteur en scène, acteur et chef de troupe puisqu'il a dirigé pendant de nombreuses années le Théâtre de la Roulotte à Besançon. Il est donc de plusieurs manières au cœur de la problématique de la représentation théâtrale et cela se ressent dans son écriture: c'est sa première singularité. La seconde - et elle me touche particulièrement -, c'est son élégance, sa simplicité, sa précision et le rapport très fécond qu'il entretient avec la nostalgie et le comique. Je me sens à l'aise dans cet univers à deux facettes et il est très présent dans Nous, les héros.

Pourquoi, parmi les autres pièces de Jean-Luc Lagarce, avoir choisi “Nous, les héros” ?

     PhS : Dans la production littéraire de Lagarce, comme chez tout auteur, il existe plusieurs étapes. Je suis plus attaché pour ma part à la dernière période de son travail qu'à ses débuts. J'y perçois une plus grande maturité tant dans la langue que dans les procédés narratifs. Le fait peut-être de se savoir condamné par la maladie, (puisqu'il a malheureusement été emporté par le sida), modifie, je pense, fortement sa façon d'écrire. Elle et lui deviennent les sujets de ses pièces, toujours avec le souci de la fiction, de la pudeur, et sans jamais tomber dans un narcissisme glauque. Son écriture respire toujours la vitalité, l'humour, la lucidité, et j'y reviens, l'élégance. Nous, les héros se situe, semble-t-il juste avant que ne débute cette seconde période. La pièce ne parle pas de la maladie, de la mort, ou en tout cas pas de cette mort-là. Elle raconte l'après représentation d'une troupe d'acteurs, de saltimbanques en tournée au cœur d'une Europe centrale quelque peu mythologique (cette localisation de l'action en Europe centrale n'est pas anodine: cette région est pour une grande part le berceau de la littérature européenne, et elle occupe, chez Lagarce, une place de choix). Nous, les héros est une peinture à la fois drolatique et quelque peu nostalgique d'une troupe de théâtre au sortir d'une représentation qui semble ne pas avoir bien marché, tout comme semble-t-il, la plupart des spectacles que la troupe donne désormais: un théâtre pauvre où les comédiens transportent décors et costumes dans leurs bagages, à bout de force, perdus au cœur de cette Europe centrale, juste avant que n'éclate la guerre. La pièce les prend au moment où ils vont fêter les fiançailles de deux d'entre eux. Joséphine (Nade Dieu), la fille de la directrice de la compagnie (Janine Godinas) va épouser Raban (Alexandre Trocki), le jeune premier de la troupe. Ces fiançailles ne sont pas à proprement parler des fiançailles d'amour, elles semblent plutôt destinées à assurer la survie de l'entreprise familiale. La pièce raconte les chassés-croisés idéologiques, artistiques et sentimentaux de ces artistes en bout de course dans un enchevêtrement subtil de petites histoires banales, sottes, drôles, tragiques, bêtes et méchantes qui tantôt les réunissent, tantôt les désunissent. La pièce a une unité de temps (de la fin de la représentation jusqu'à l'aube), une unité de lieu (l'arrière scène d'un théâtre ou plus probablement d'une salle des fêtes au plafond écaillé) et une unité d'action puisque tout se concentre autour des préparatifs de ces fiançailles, du dîner et de l'après-dîner, avec le départ - et pour l'un d'entre eux, le départ définitif - de la troupe vers l'hôtel. Au travers de cette peinture tantôt drolatique tantôt triste, toujours extraordinairement pleine de vitalité, j'insiste sur cette caractéristique de l'écriture de Lagarce - son refus du morbide et du pathétique -, il me semble qu'on peut lire la pièce comme un hommage aux rêves et aux folies des gens de théâtre, à leur fragilité, à l'utopie qui les anime et à leur sottise aussi. Il ne s'agit cependant pas seulement d'une énième pièce qui prendrait le théâtre pour sujet. La pièce ne me paraît pas tournée vers le théâtre de façon narcissique: un peu comme La mouette qui parle du théâtre mais aussi de bien d'autres choses. La pièce est riche parce qu'elle s'ouvre aussi à d'autres mondes que celui du théâtre. Elle met en scène des artistes, mais aussi des êtres humains avec toutes leurs richesses et leurs bassesses: des égarés, des exilés, des êtres à bout de souffle et qui le savent, mais qui sont encore capables avec le peu de moyens dont ils disposent, de fabriquer du rêve et de la poésie, fut-elle de deux sous.

Nous, les héros : il faut entendre ce titre avec humour. Avec mélancolie et avec humour. Jean-Luc Lagarce, dès le titre, nous invite à poser un regard narquois et attendri sur ses personnages. Car de quels héros s'agit-il ? De ces grands efflanqués qui se battent, à l'instar de Don Quichotte, contre les moulins à vent de la vie et de l'art, et qui le font avec leurs armes, c'est à dire avec maladresse, beauté, emphase, douleur et inconscience. La pièce est une sorte d'épopée épique et intimiste à la fois. Elle est "juste", au sens où l'on sent qu'elle a été écrite par quelqu'un qui connaît les acteurs, leurs maniaqueries, leurs défauts, leurs tics, leurs utopies, leurs rêves, leurs impasses, leurs fragilités, leur bêtise. C'est de cet univers-là dont nous allons devoir rendre compte…

La pièce est complexe dans sa structure. Elle alterne des scènes de groupe et des scènes intimistes, des scènes franchement drôles et des scènes plus douloureuses, à certains moments centrée sur le théâtre - sur ce qu'il en reste -, elle s'échappe à d'autres vers des contrées plus existentielles. La politique la traverse, puisque la guerre la traverse. Quand on sait que Lagarce emprunte beaucoup à Kafka, on peut penser que le théâtre dont il est question dans la pièce est celui d'une troupe d'acteurs juifs, ou en tout cas qu'il y a des acteurs juifs parmi cette troupe, que l'annonce imminente de la guerre dont on parle en filigrane, est celle des tranchées; mais en même temps, comme rien n'est clairement indiqué, on peut penser aussi la pièce comme un hommage à ce théâtre-là, à ce théâtre juif qui va disparaître dans les rets du nazisme. On peut lire certaines scènes à travers ce prisme-là. Ce n'est pas mon souci premier et même si avec Greta Goiris qui réalise les costumes du spectacle, nous avons fait le choix d'une période précise (celle des photographies d'August Sander), notre souhait n'est pas de peindre les aléas de l'Europe centrale des années noires, ni ceux du théâtre aujourd'hui, même si on peut lire la pièce comme une défense et illustration du théâtre en tant qu'art archaïque, un peu sot, un peu bête, qui nous fait basculer dans l'imaginaire avec deux bouts de ficelle, une planche et un chapeau.

Pour en revenir à ce fond de guerre larvée, n'y a-t-il pas là quelque chose qui accentue la solitude de ces personnages ? Ils sont en groupe, mais ils apparaissent aussi comme étant terriblement seuls.

     PhS : Oui, effectivement. Je dirais même qu'ils sont perdus, paumés, esseulés. Ils sont ensemble parce qu'ils ne savent même plus où aller. Karl, le fils (David Quertigniez) porte ça plus que tout autre, ce refus de quitter l'enfance, cette impossibilité à formaliser sa révolte, à organiser son destin. Ils sont tous, à l'exception peut-être de la  mère, dans l'incapacité d'organiser leur propre destinée.

 
  1. photos de Danielle Pierre ©

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De la précision du mot et du dérisoire des êtres.

On peut dire qu'ils sont violemment esseulés. Je ne cesse de  répéter  aux  acteurs que nous devons prendre en charge cette solitude. C'est peut-être même moins une troupe qu'un groupe d'individus perdus au milieu d'une nuit et d'une guerre à venir. Tout l'intérêt du travail va être d'inventer sur le plateau l'univers de la pièce: ce que les gens se disent, tentent de se dire; d'appréhender cette part tragique à travers la banalité et la quotidienneté des petites historiettes individuelles, des petites anecdotes privées. Il y a quelque chose de Ginger et Fred dans le portrait de ces gens-là, ce couple de vieux acteurs que la télévision, sous la férule de Fellini, ramène, et qui reviennent paumés, désuets, un peu ringards. Il y a comme une défense et illustration de la ringardise dans Nous, les héros. Tout se passe un peu comme si Jean-Luc Lagarce faisait sienne cette remarque faite par Jean-Marie Piemme un jour, à savoir qu'à tout prendre il se demandait s'il ne préférait pas une mauvaise pièce jouée par de mauvais acteurs dans un vaudeville que les consoles Nintendo. Il y a dans Nous, les héros, une description du théâtre pour ce qu'il est, et le théâtre a une part foraine, comme le disait Vitez, et il a aussi une part "ringarde". Au fond, la pièce aurait pu s'appeler Les solitaires intempestifs, du nom de la maison d'édition que Jean-Luc Lagarce a créée.

Il y a une dérision de l'écriture aussi ?

PhS : C'est plus une écriture du dérisoire qu'une écriture de la dérision.

… au moment où ils parlent du théâtre qu'ils vont faire, de la pièce qu'ils vont monter ?

PhS : C'est une question délicate, quand on sait que la pièce, Sulamith, existe et qu'il s'agit d'une pièce emblématique du théâtre yiddish des années 20. Encore une fois, tout est dans Kafka, tout est dans son journal. Je ne sais pas encore comment on va traiter cela. Mais par exemple quand la lecture de la pièce est organisée par le fils, contrairement à Treplev face à Arkadina, dans “La mouette”, nul conflit sur l'art ne surgit ; le fils n'oppose pas à la mère une autre façon de faire du théâtre. Il n'y a pas de débat sur l'art, pas de conflit entre les modernes et les anciens. À la différence de Treplev, Karl, le fils ne mettra jamais sa vie en jeu pour l'art. Il n'y a rien de vraiment existentiel dans la pièce et quand je dis que c'est une écriture du dérisoire et pas une écriture de la dérision, c'est qu'il y a - comme dans d'autres pièces de Lagarce -, trop d'amour pour les personnages que pour les dessiner avec dérision. Le ton de la pièce n'est pas satirique, seulement amusé; c'est l'écriture de quelqu'un qui s'amuse de ses personnages, avec beaucoup de malice et sans réelle méchanceté. La pièce ne franchit jamais cette frontière. Elle s'arrête juste avant. C'est très troublant: j'ai croisé Jean-Luc Lagarce, une fois (peut-être deux, je ne sais plus bien) et quand je l'ai rencontré, la maladie nichait déjà en lui. Il était quasiment chauve, il avait la tête de quelqu'un de malade, mais une belle tête. Nous étions à Dijon où nous participions à une rencontre, et je me souviens nettement de lui, intervenant dans la discussion, avec à la fois une fermeté très grande, une élégance et une retenue. Je ne peux me départir de ce souvenir que j'ai gardé de lui quand je le lis. Je ressens toujours cette image mêlée de pudeur, d'acidité et d'élégance. Je la sens qui transpire dans son écriture.

Il n'y pas de débat sur l'art dans la pièce, mais des débats sur l'acteur. Notamment, entre l'actrice suprême, Madame Tschissik, et les autres, entre les "vrais" acteurs et les moins vrais, ceux qui viennent de la famille.

PhS : Madame Tschissik a existé, elle était "la" grande actrice du théâtre juif (encore une fois, je ne sais pas encore ce que je vais faire de tout cela). Mais c'est vrai, il y a une peinture des acteurs et actrices avec toutes leurs utopies et leurs simagrées, leurs peurs, leurs caprices, leur insupportable narcissisme et leur douloureuse beauté aussi. Ces acteurs-là ne jouent pas dans la même division, si je puis dire. D'un côté, Monsieur et Madame Tschissik (Philippe Jeusette et Valérie Bauchau),des acteurs qui ont eu, on le suppose, des grands rôles dans de prestigieuses compagnies et désormais en fin de carrière; Max (Patrick Descamps), l'acteur intellectuel qui est là pour ne pas être seul et qui partira, qui quittera la troupe - et il sera le seul d'ailleurs - pour aller à la guerre; de l'autre, nous avons la famille: la mère, son fils et ses filles (Nade Dieu et Léa Capraro) et même le grand-père (Marcel Delval) qui assurent tant bien que mal l'intendance de l'entreprise et les seconds rôles. Le spectacle qu'ils font, me paraît bien improbable d'ailleurs. Nous, les héros est peut-être davantage le portrait d'une famille qui fait du théâtre qu'une pièce sur le théâtre.

Vers quelles options scénographiques êtes-vous partis avec Vincent Lemaire ?

PhS : La pièce débute à la fin d'un spectacle, à ce moment précis où les acteurs quittent la scène. Ils se retrouvent donc dans une arrière salle. Le spectacle a l'air de ne pas trop avoir plu, la salle était sans doute vide, etc. Avec Vincent, nous avons opté pour un espace à la fois vide et labyrinthique, un espace qui permet de gérer la multiplicité des rencontres, un local dans lequel sont déposés toutes sortes de vieux accessoires, un piano, des tables, des chaises avec sur le mur du fond, une grande porte métallique qui conduit à la scène où le spectacle s'est déroulé. Côté cour, il y a un couloir, une petite porte et entre les deux un lavabo. Le décor qu'ils démonteront probablement est une simple toile peinte. On retrouve dans la scénographie beaucoup d'éléments appartenant à des spectacles que j'ai faits précédemment au Théâtre Varia. La porte de “Zoo de nuit”, le piano de “La danse de mort”, la toile peinte de “La mouette”, le plancher de “Café des patriotes”, etc. Pour des raisons d'économie, mais pas seulement: peut-être pourra-t-on lire le spectacle comme une métaphore des spectacles que j'ai faits ici. Cela va m'échapper en partie, mais cela sera certainement inscrit. Je sais que le spectacle a de l'intérêt pour moi par rapport à cela. Je sais aussi que c'est au sortir d'une réunion avec des acteurs à un moment où j'avais relu la pièce, que je me suis dit qu'il fallait que je la monte. Je suis donc également parti de la réalité supposée des acteurs. Tout cela n'est pas déterminant pour le spectacle, mais ce sont des plus, des réflexions parallèles qui l'enrichiront, je l'espère.

J'aimerais bien que dans le spectacle, on puisse être bête, bête et douloureux. Au mot de dérision que je n'aime pas, je préfère celui d'amusement. Lagarce n'a pas un regard cynique sur le monde. Son écriture est trop dans la vie, trop proche des êtres humains pour être cynique. J'ai vu “Le voyage à La Haye”, un texte qui doit pourtant décrire un de ses derniers voyages, et bien, il n'y a pas une once de cynisme, pas une once d'aigreur; de la douleur, oui, sa propre douleur, mais même dans les pires moments, de la drôlerie encore et encore. Je disais cela aux actrices de “J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne”. Ce qui m'intéresse, c'est l'omniprésence de cette vitalité toujours, cette vitalité au cœur même de l'écriture : cette façon particulière qui lui appartient et qui concourt à donner sans cesse l'impression que les personnages cherchent toujours le mot le plus juste, le plus précis, le plus exact pour exprimer ce qu'ils ont en eux mêmes de plus essentiel, l'impérative nécessité de se dévoiler au regard de l'autre.


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